Sous les Gallé, la fièvre...

un film documentaire de 65 mn
Four de verrier reconstitué
Exposition universelle de Paris, 1900
Toutes ces oeuvres ont été présentées à l’Exposition universelle de 1900 qui fut pour Gallé l’occasion de mettre en avant son combat pour Dreyfus. Il avait utilisé la même stratégie à l’exposition de 1889 pour faire passer son message patriotique.
En 1900, Gallé présente ses oeuvres autour d’un four verrier qui témoigne publiquement de son engagement dreyfusard. Il le nomme d’ailleurs le « four vengeur ». Sur le four est placardée une invocation du poète grec Hésiode :
 
« Mais si tous les hommes sont méchants, faussaires et prévaricateurs / A moi les mauvais démons
du feu : Eclatent les vases ! Croule le four !/ Afin que tous apprennent à pratiquer la justice. »
 
Devant le four sont présentés sept vases inspirés des sept cruches de Marjolaine décrites dans « La Rêveuse », conte extrait du Livre de Monelle (1894) de Marcel Schwob. L’auteur y évoque Marjolaine, une orpheline qui a reçu de son père « sept grandes cruches décolorées, enduites de fumée, pleines de mystère, semblables à un arc-en-ciel creux et ondulé. » Mais ce « grouillement de merveilles, de rêves et de mystères » n’est visible que pour Marjolaine qui « savait la vérité ». Les ignorants ne
voyaient que de vieilles poteries insignifiantes. Gallé s’approprie cette histoire pour faire passer son message et on ne peut ignorer le parallèle avec l’affaire Dreyfus.
L’ensemble est dominé par le vase Le Figuier que nous avons évoqué.
La participation de Gallé à l’exposition de 1900 présente un risque. A l’époque en effet, Dreyfus est libre puisque gracié par le président de la République. Aussi Gallé aurait-il pu cesser le combat. On comprend bien ses motivations : il veut plus qu’une libération, il veut la justice et la vérité, en bref que l’innocence de Dreyfus soit reconnue. Le combat de Gallé se situe donc dans le domaine de la morale. L’exposition est d’ailleurs pour Gallé un échec économique, mais elle vaut au verrier l’admiration et le soutien des nombreuses personnalités, comme Louis de Fourcaud, professeur d’histoire de l’art, qui commence alors à rédiger la biographie de l’artiste, saluant la vigueur de son combat dreyfusard.
Dans les années les plus intenses de l’affaire Dreyfus, Gallé réalise à plusieurs reprises des verreries qu’il offre à des grandes figures dreyfusardes. Ainsi, en 1901, il crée un Vase aux hippocampes (conservé au musée des arts décoratifs) qu’il offre à Joseph Reinach, un des premiers défenseurs de Dreyfus et qui publie à cette date le premier volume de son Histoire de l’affaire Dreyfus. Le décor composé d’hippocampes en relief appartient au monde sous-marin qui fascine Gallé. Son lien avec
l’affaire Dreyfus réside dans le fait que le nom de l’animal sert à désigner la partie du cerveau humain régissant la mémoire. Ce vase constitue sans doute un hommage au travail de mémorialiste.
"Sagittaire d'eau"
1900
Cette oeuvre en bois marqueté et sculpté est une table tripode à deux plateaux. Les trois parties de la plante constituent les éléments de la table : les feuilles aériennes, ressemblant à une flèche, forment le plateau supérieur sur lequel on distingue les fleurs blanches de la sagittaire ; le plateau inférieur reprend les feuilles rondes flottant sur l’eau ; ces deux plateaux sont reliés par les feuilles aquatiques en forme de rubans qui constituent les pieds de la table.
Sur le plateau de cette table réalisée pour l’Exposition universelle de 1900, Gallé a gravé l’inscription suivante :
 
« La grâce est une arme au combat pour l’idée ».
 
Le beau, l’art, sont donc pour lui les vecteurs de son engagement politique.
"La berce des prés"
1900
L’ombelle fleurie sert de motif à la pièce et lui donne sa forme tubulaire.
Elle renvoie directement aux prairies de la citation gravée dans la partie inférieure du vase :
 
« Nos arts exhaleront des senteurs de prairies,
Altruisme et beauté parfumeront nos vies ».
 
Par sa teinte verte, l’emploi du futur dans la citation et sa forme élancée, ce vase constitue le symbole de l’espoir, celui de voir reconnue l’innocence de Dreyfus. Cette hypothèse est confirmée par un écrit de Gallé dans lequel il associe la berce des près à des vers de Hugo :
 
« La berce élève vers le ciel les ombelles légères en nous invitant à aimer l’idée sous tous ses aspects : puissance, vérité, liberté, paix, justice, innocence. »
Ainsi, dans une note adressée à Gallé Prouvé explique son objectif :
Ce vase est réalisé en collaboration avec Victor Prouvé qui conçoit le décor. Le message dreyfusard prend plusieurs formes :
« Je n’ai pas multiplié les figures[…], je les ai indiquées se dégageant des mauvaises vapeurs […], j’ai maintenu les têtes blanches en haut, têtes de lumière et de justice stupéfiées […]. Quant aux anses, il faudrait je crois en développer le caractère afin d’en faire des hydres menaçants ».
- L’opposition entre la ciguë noire, symbole du mensonge, de la calomnie antidreyfusarde et le lys doré, symbole de l’innocence
et annonçant le triomphe de la vérité.
- Les contrastes de matière et de teintes, opposant le mat et le brillant, le noir et le jaune, par allusion aux hommes de l’ombre
qui furent les comploteurs.
Cette volonté de faire émerger les silhouettes est en accord avec la citation gravée sur le vase et empruntée à un pamphlétaire de la première moitié du XIXe siècle, Pierre-Jean Béranger :
 
«Hommes noirs d’où sortez-vous ? Nous sortons de dessous terre.»
 
Cette citation fait bien sûr allusion au mensonge et à la conscience aveuglée par le mal.
"Les Hommes noirs"
Les deux plateaux de cette table à thé sont magnifiquement marquettés de bois de palissandre, noyer et bois fruitier.
Ils représentent des arbustes et des grandes feuilles, peut-être des feuilles de platane. Le niveau inférieur est en outre agrémenté de deux poignées en métal.
Cette table a été exposée à l'Exposition Universelle de Paris en 1900, comme l'atteste une incrustation dans l'angle inférieur gauche de l'étage supérieur  avec l'inscription "1900 Exs", à côté de la signature "Gallé".
Cette table à thé à double plateau, éditée en petite série, fait clairement référence à l’affaire Dreyfus. La citation est empruntée à la Bible :
 
« Sicut Hortus semen suum germinat sic Deus germinabit, Justitiam. »
 
ce qui signifie :
« De même que le jardin fait germer la semence,
ainsi Dieu fera germer la justice. Isaïe. »
"Sicut Hortus"
1898
"Le Graal ou Le figuier"
1900
Créé en 1900, il figurait sur le manteau de la cheminée du four verrier reconstitué pour l’Exposition universelle de 1900.
 
C’est l’une des premières verreries consacrées à la cause de Dreyfus. Sa forme en calice rappelle le saint Graal censé avoir contenu le sang du Christ, ce qui fait référence à la recherche d’absolu de l’Homme, mais également au martyr du Christ et de Dreyfus. Le long du pied s’écoulent des larmes de verre, imitant la transpiration des feuilles du figuier et rappelant les larmes du Christ ou des victimes de l’injustice.
L’inscription tirée d’un poème d’Hugo, gravée sur la base, renforce la signification :
 
« Car tous les hommes
sont les fils d’un même père
Ils sont la même larme.
Ils sortent du même oeil ».
 
En outre, Gallé utilise deux symboles religieux confondant christianisme et judaïsme : le chrisme (XP en grec correspond à CHR, les trois premières lettres du Christ) est utilisé comme signe de ralliement des premiers chrétiens persécutés ; le figuier desséché qui, dans la symbolique chrétienne, qualifie le peuple d’Israël châtié pour n’avoir pas reconnu Jésus comme le fils de Dieu.
Mais ici, Gallé a inversé la symbolique en représentant un figuier vert et porteur d’un fruit mûr pour inciter les chrétiens à vaincre l’antisémitisme.
UN COMBAT QUI PREND PLUSIEURS FORMES
 
Les pétitions et les campagnes de presse
Gallé commence son combat de manière classique, en signant de nombreuses pétitions. Il signe la deuxième pétition publiée dans l’Aurore. Celle-ci rappelle ses devoirs de justice à la République. Cela lui vaut d’ailleurs d’être désigné par l’Est républicain et d’être publiquement attaqué, dans ce même journal, par Maurice Barrès.
En 1898, il souscrit pour une médaille offerte à Zola en 1900 en hommage à la publication de « J’accuse ». La même année, il signe une protestation pour soutenir le commandant Picquart.
Gallé est également polémiste : convaincu qu’il fallait gagner l’opinion publique, Gallé utilise la presse comme une arme. Après l’attaque de Maurice Barrès dans l’Est Républicain, Gallé se donne un droit de réponse. Malheureusement pour lui, l’Est Républicain refuse souvent de publier ses lettres ou n’en reproduit qu’une partie. Pour cette raison, Gallé décide de fonder un nouveau journal, après le dépôt de bilan du Progrès de l’Est en 19002. Il rédige les statuts du nouveau journal, l’Étoile de l’est et
dessine lui-même l’en-tête3. Ce journal d’opinion, qui doit permettre de gagner ce combat d’idées, est fondamental à Nancy, car il est le seul média dreyfusard face à l’Est Républicain, le Courrier de l’Est, la Croix de l’Est, tous antidreyfusards.
Le militantisme de Gallé vaut à ce dernier de solides inimitiés : on n’ose plus le saluer dans la rue ; l’amitié née avec Barrès quelques années plus tôt a volé en éclats. Ses relations, comme ses affaires, sont maintenant à Paris.
 
L’engagement artistique
Pour Gallé, le beau a des vertus éducatives. Cet engagement artistique n’est pas nouveau chez Gallé, puisque, dans les années 1880, des oeuvres comme la table Le Rhin faisaient passer un message patriotique. La nouveauté réside dans le caractère symbolique des oeuvres dreyfusardes, dont le message n’est pas immédiatement accessible. La nature devient alors le support essentiel de son message ; elle constitue à elle seule un symbole. Et comme pour expliquer ces symboles, Gallé a recours de manière croissante aux citations dans ses verreries.
NANCY ET L’AFFAIRE DREYFUS
Depuis la défaite de 1870, la ville de Nancy se situe à 25 km de la frontière : c’est un avant-poste avec une garnison de 8000 hommes. En 1898, le XXe corps d’armée et créé et siège à Nancy. Le sentiment nationaliste y est donc particulièrement fort et l’esprit de revanche sans cesse présent. Le prestige de l’armée n’est pas remis en cause. Nancy est aussi une ville catholique ; elle apparaît donc comme un avant-poste face au protestantisme, cela depuis le XVIe siècle. Les traditions sont profondément
ancrées dans les esprits.
Aussi n’est-il pas étonnant de voir la majorité des Nancéiens se rallier à la cause antidreyfusarde, la volonté de défendre l’honneur de l’armée et de l’État se mêlant à l’antisémitisme. Dès la fin des années 1880, les manifestations antisémites se multiplient : un groupe d’étudiants nationalistes très actifs se forme ; en 1898, ils organisent une manifestation lors de laquelle Zola et Dreyfus sont conspués. Ils fondent alors un comité antisémite dirigé par un avocat du nom de Gervaize. Ce dernier est victorieux lors des élections législatives de 1898. Le climat est donc particulièrement tendu à Nancy lors de l’affaire Dreyfus.
 
COMMENT EXPLIQUER L’ENGAGEMENT DE GALLE DANS LE COMBAT DREYFUSARD ?
Il faut sans doute trouver le fondement de son engagement dans l’histoire personnelle de Gallé. Ce dernier, protestant, a toujours eu le sentiment d’appartenir à une minorité religieuse, souvent mal acceptée à Nancy. Il y a donc dès le départ une forme d’empathie vis-à-vis de Dreyfus.
Gallé est, bien avant l’affaire Dreyfus, un homme engagé dans la vie associative. Il joue un rôle important dans la presse locale, prenant part aux débats artistiques et régionaux, souvent en opposition avec les discours nancéiens officiels. Les relations avec sa ville natale sont donc souvent ombrageuses. La presse locale n’est pas toujours élogieuse à son égard.
L’engagement de Gallé s’explique aussi par ses amitiés et ses relations : Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred Dreyfus, est un ami intime du banquier Christ, apparenté à Henriette Gallé, l’épouse d’Emile Gallé. Ce dernier est également le beau-frère de Charles Keller, qui fréquente le sénateur Scheurer-Kestner, un des premiers défenseurs de Dreyfus. C’est presque naturellement que Gallé entre en dreyfusisme.
L’affaire Dreyfus heurte enfin la foi chrétienne et républicaine de Gallé : pour lui, ce n’est pas seulement un innocent qui est envoyé au bagne ; ce sont les hommes qui, collectivement et consciemment, se sont rendus coupables d’une injustice et ont outragé Dieu. Selon Gallé, la IIIe République a oublié l’héritage de 1789.
CONTEXTE HISTORIQUE
 
L’affaire Dreyfus est un conflit social et politique majeur de la Troisième République survenu à la fin du XIXe siècle, autour de l’accusation de trahison faite au capitaine Alfred Dreyfus, Français d’origine alsacienne et de confession juive, qui sera finalement innocenté. Elle a bouleversé la société française pendant douze ans, de 1894 à 1906, la divisant profondément et durablement en deux camps opposés, les « dreyfusards » partisans de l’innocence de Dreyfus, et les « antidreyfusards » partisans de sa culpabilité.
 







La condamnation fin 1894 du capitaine Dreyfus – pour avoir prétendument livré des documents secrets français à l’Empire allemand – était une erreur judiciaire2,3 sur fond d’espionnage et d’antisémitisme, dans un contexte social particulièrement propice à l’antisémitisme, et à la haine de l’Empire allemand à la suite de son annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine en 1871. L'affaire rencontre au départ un écho limité, avant qu'en 1898 l'acquittement du véritable coupable et la publication d'un plaidoyer dreyfusard par Émile Zola, J'accuse…!, provoquent une succession de crises politiques et sociales uniques en France. À son paroxysme en 1899, l’affaire révéla les clivages de la France de la Troisième République, où l’opposition entre le camp des dreyfusards et celui des anti-dreyfusards suscita de très violentes polémiques nationalistes et antisémites, diffusées par une presse influente. Elle ne s’acheva véritablement qu’en 1906, par un arrêt de la Cour de cassation qui innocenta et réhabilita définitivement Dreyfus.
 
Cette affaire est souvent considérée comme le symbole moderne et universel de l’iniquité au nom de la raison d’État, et reste l’un des exemples les plus marquants d’une erreur judiciaire difficilement réparée, avec un rôle majeur joué par la presse et l’opinion publique.

Affaire Dreyfus