Emile Gallé est idéaliste engagé dans l'art comme dans la vie ; et l'on ne peut dissocier ses oeuvres majeures des généreuses convictions qui les ont suscitées avec une impérieuse nécessité. Déjà en 1889, la Table des aïeux affirmait bien haut que "le Rhin sépare des Gaules toute la Germanie", et que l'Alsace et la Lorraine tenaient "au cœur de France". En 1900, Gallé profite également de sa participation à l'Exposition Universelle qui voit affluer à Paris des millions de visiteurs français et étrangers, pour proclamer ses certitudes et son indignation. Ce n'est plus le patriote blessé qui témoigne.
C'est l'humaniste indigné qui interpelle les puissances occidentales dont l'attentisme a permis au sultan Abdul Hamid de massacrer impunément les Arméniens soumis à l'Empire ottoman. Il n'est pas inutile de rappeler des faits historiques qui conservaient pour les contemporains de Gallé une évidente actualité.
Ayant en 1894 isolé du monde extérieur les provinces arméniennes, le sinistre "Sultan rouge" organise le génocide et la guerre sainte. Avec l'aide des tribus kurdes qui terrorisent les paysans et des bataillons hamidié, véritables escadrons de la mort, Abdul Hamid décime les populations civiles et arme des bandes de Turcs fanatisés, les impitoyables "bachibozouks", avides de viols et de pillages. Pour sensibiliser l'opinion internationale, la résistance arménienne tente, en août 1896, une action spectaculaire : l'occupation de la banque ottomane de Constantinople, premier établissement financier de l'Orient. Les ambassadeurs sont unanimes pour demander l'évacuation et des promesses de réformes qui ne viendront pas. Malgré les manifestations de protestation qui ont lieu dans toute les capitales européennes, la répression est sanglante et le bilan terrifiant : 150 000 morts dont un tiers de froid et de faim, 100 000 Arméniens contraints à l'exil et 40 000 à la conversion forcée... Trois ans après le drame, Emile Gallé prouve qu'il n'a oublié ni les victimes ni les coupables. Mais encore faut-il savoir décrypter ses intentions.
Par exemple la citation empruntée à Victor Hugo qui est gravée sous la ceinture, peut paraître sibylline. Mais si on la replace dans le contexte de La légende des siècles elle prend un sens évident ; le poème s'appelle Liberté ; il appartient au chapitre XXXIII intitulé "le cycle des tyrans" :
" Quand vous cadenassez sous un rideau de fer
Tous ces buveurs d'azur faits pour s'enivrer d'air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas l'homme en heurtant ses barreaux ?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde."